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Riggins se retint de hurler.
Il s’en fichait bien d’être devant le ministre de la Défense. Le plus frustrant dans ce métier, pensa-t-il, c’est d’avoir affaire à des cons qui n’entendent que ce qu’ils veulent bien entendre, même si on leur braille dans les oreilles. Il opta donc pour un long soupir.
— Je viens de vous le dire : Dark est hors service. Il n’y a plus de Dark. En ce qui nous concerne, il est mort.
— Eh bien, répondit Wycoff, on dirait que vous allez devoir le ressusciter.
Riggins baissa la tête. Wycoff était encore persuadé que ce n’était qu’une question de choix, mais Riggins en savait plus long sur la question. Après que Sqweegel eut massacré tout seul la famille adoptive de Dark – et incendié la maison pour couronner le tout –, Dark avait rendu son tablier et pris le maquis. Plus la moindre nouvelle. Au début, Riggins avait pensé qu’il avait décidé de disparaître, voire de se suicider.
Puis on avait commencé à retrouver sa trace. À Tel-Aviv. À Glasgow. À Pékin. Dark était partout : il suivait pour son propre compte la piste de Sqweegel. On le trouvait toujours dans les parages d’un crime qui avait toutes les apparences de l’œuvre de Sqweegel – même si ce n’était jamais confirmé. Pourtant, seul Dark savait à quel point il avait été près du but la deuxième fois, et il n’en avait parlé à personne. Et si Riggins avait reçu 1 dollar à chaque fois qu’il avait répondu cette année-là : « Non, Dark n’appartient pas à la DAS, ce doit être quelqu’un d’autre », il aurait pu prendre sa retraite depuis belle lurette.
Une chose était sûre : Dark n’appartenait plus à la DAS. Riggins avait appris qu’il passait outre toutes les procédures, qu’il pratiquait le chantage et la torture pour se frayer un chemin dans les bas-fonds du monde entier afin de trouver quelqu’un qui aurait aidé ou croisé Sqweegel. Il avait dû faire chou blanc. Car, depuis un an, plus personne ne l’avait aperçu nulle part. Peut-être Dark avait-il renoncé.
Pourquoi reprendrait-il du service, à présent ? C’était inenvisageable.
— Monsieur le ministre…, commença-t-il.
Il se retint d’achever par un : « allez-vous faire foutre » et préféra conclure par un autre petit soupir. On ne construit pas sa carrière pendant trente-cinq ans pour se griller en deux petites secondes.
— Tom, intervint Dohman, il y a un point que vous ignorez. Ce que je m’apprête à vous révéler est ultraconfidentiel.
Tu parles ! Voilà donc pourquoi on ne l’avait pas autorisé à emmener Constance avec lui.
— O.K., fit Riggins.
Le stress de la nuit avait fini par anéantir toutes ses forces. Il en avait eu pour son grade. Qui est chargé de remplir les verres, ici ?
— La vidéo de cette carte-mémoire nous montre un meurtre atroce, continua Dohman. Elle en relate les moindres instants, et en haute définition.
— Ce n’est pas la première fois que Sqweegel fait ça, dit Riggins. Il aime…
— Non, Tom, vous ne comprenez pas. C’est totalement différent.
Riggins était ravi qu’on lui donne du « Tom » à tour de bras, à présent. Comme s’ils étaient potes depuis l’université.
Pendant ce temps, Wycoff regardait par le hublot, en se tenant le menton. Le ciel nocturne était d’un bleu profond que seules trouaient quelques étoiles.
Dohman chercha des yeux un soutien auprès de son patron, mais Wycoff ne réagit pas. Bobby Neuneu – c’était son surnom à la DAS – était livré à lui-même.
— La victime est une personne pour qui le Président a un certain intérêt.
— Quoi ? Qui ça ? demanda Riggins.
Mais déjà il était lancé. Bon Dieu, ce malade mental avait-il déjoué la sécurité de la Maison-Blanche pour aller violer la Première Dame ? Ou bien un membre de la famille du Président en Illinois ?
— Je peux en savoir un peu plus ?
— Je n’ai pas l’autorisation de vous donner plus d’informations.
Riggins soupira. Un jerrycan de whisky lui aurait fait un bien fou, avec des glaçons. Au lieu de quoi, il se retrouvait coincé dans l’Air Force Two à jouer aux devinettes avec un type qui ne savait pas où il mettait les pieds avec lui.
— Je vous assure que cela compromet toute possibilité d’enquête, dit Riggins. Si vous craignez des fuites, permettez-moi de vous dire…
— Ce ne sont pas les fuites qui nous inquiètent, répondit Dohman.
— Alors, c’est quoi ?
— Contentez-vous d’apporter la carte-mémoire à Dark. Nous sommes convaincus qu’il acceptera la mission dès qu’il l’aura visionnée.
— Avec tout le respect que je vous dois, messieurs, dit Riggins, oubliez Dark, putain ! Je vous l’ai répété sur tous les tons et je continuerai jusqu’à ce que ça vous rentre dans le crâne.
— Ce n’est pas envisageable, dit Dohman. Nous avons besoin de…
Wycoff releva brusquement le nez et le coupa.
— Ça suffit ! aboya-t-il. Oui, j’ai bien entendu, Riggins. Mais écoutez-moi bien à votre tour. Vous n’avez pas le choix. J’en ai marre de brasser du vent. Nous sommes en pleine année électorale. Si cette affaire s’ébruite, si un infime détail se retrouve dans un putain de blog ou des journaux, le Président peut dire adieu à un deuxième mandat. Et je ne vous raconte pas ce que ça revient à admettre devant tout le pays. Vous voulez le savoir, Riggins ? Ça revient à lui sortir : « Vous n’êtes pas en sécurité. » Vous voyez, nous avons conçu cette fameuse échelle du mal, et vous savez quoi ? Ce monstre est pire que Bundy, Gacy, Heidnik, Gein, le Fils de Sam et tous ceux dont vous invoquez le nom pour flanquer la trouille à vos mômes afin qu’ils ne traînent pas dans les rues. Ce petit salopard peut tuer n’importe qui n’importe quand, même les proches du chef de l’État.
Riggins brûlait de curiosité. Qui donc cela peut-il être pour qu’on m’interdise de visionner la vidéo ?
Il repensa à celle que Sqweegel lui avait envoyée la veille : la « Connasse de maîtresse du sénateur ». Ils connaissaient l’identité de cette victime : une femme qui, selon la rumeur, avait entretenu une longue liaison avec l’ancien sénateur Thom Jensen, et dont on avait retrouvé le corps broyé plus de dix ans auparavant. Cette vidéo allait forcer les enquêteurs de l’époque à rouvrir leurs dossiers et à revoir des scènes macabres qu’ils ne connaissaient que trop bien.
Mais cela ne leur servirait pas à grand-chose pour le dernier meurtre en date. Qui avait tiré sur le Bureau ovale à bout portant ? Si les deux victimes ont un rapport avec Washington, Sqweegel est-il en train de faire cadeau d’un indice à la DAS ?
— Quoi qu’il en soit, conclut Wycoff, c’est tout ce qu’il y a à dire officiellement. Officieusement, soit Dark accepte la mission, soit nous vous faisons exécuter.